AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (215)

POUR UNE DÉCROISSANCE DE L’EGO :

[Dialogue entre un Jeune Décroissant (J. D.) et un
Psychiatre d’avenir (Professeur Foldingue)]*


31 octobre 2019, à la veille de la Toussaint, où vient enfin le temps de méditer pour tous : il fallait s’y attendre : selon un récent sondage, les français ont compris qu’une décroissance maîtrisée de nos économies était seule capable de sauver la planète du dérèglement climatique et de ses funestes conséquences.

Mais alors, qu’advient-il du citoyen consommateur qui vit encore la croissance comme l’essor même de son Ego, appelé à croquer la vie à pleines dents ? Doit-il sombrer dans l’ascèse salutaire, ou compenser les privations fatales de la frugalité publique par les satisfactions privées d’un « moi-je » qui s’enfle comme unique sujet d’intérêt planétaire ?

Le Jeune Décroissant : Professeur, si je veux aller au fond des choses, je constate que je suis, que nous sommes « partagés » !

Pr Foldingue : C’est typique de la condition humaine. Exprimez-vous, mon ami.

J. D. : Certains d’entre nous envisagent la décroissance comme un monde définitivement festif, où chacun pourra enfin s’éclater dans ses rapports avec autrui, la décroissance de l’avoir entraînant nécessairement l’expansion de l’être. Leur slogan pourrait être : moins de transports routiers, davantage de transports intimes !

Pr Foldingue : Ce n’est pas mal vu. À quoi bon décroître dans un domaine, si ce n’est pas pour croître dans un autre ? Il n’est pas sain de totalement régresser, ce n’est réservé qu’aux Vieux dont je suis. La libido étant ce qu’elle est, c’est-à-dire énergétiquement limitée, il est tentant de transférer la « libre expansion de soi » du domaine public, où elle n’est plus recommandée, dans la sphère privée, où la restriction n’a pas lieu d’être…

J. D. : D’autres, au contraire, rêvant d’un monde de sobriété quasi monacale, jugent coupable de se vouloir absolument « soi-même », c’est-à-dire de faire ce qu’on veut, quand on veut, avec qui on veut. Leur sentence est sans pitié : une société de décroissance doit expurger de son sein tout citoyen dont l’ego reste enflé du désir d’être soi.

Pr Foldingue : Jolie formulation ! C’est très bien vu aussi. Car qu’est-ce qu’être soi ? Ne sommes-nous pas tous des obèses de l’ego ? Or, ce qui manque aux obèses de l’ego, c’est le sens du partage… lequel implique de se priver avec joie. Tu devras renoncer au gâteau, et même à la cerise.

J. D. : Aïe ! C’est dur, ce que vous dites là ! Comment faire ? Quel chemin prendre, quelle voie ne pas prendre ? Quid du Désir ?

Pr Foldingue : Voilà la bonne question. Qu’est-ce qu’être soi ? « Cultiver son ego », en le sur-dimensionnant ? Devenir un incorrigible fanatique de sa propre identité ? Qu’est-ce que l’ego dans le monde actuel ? Peut-on changer la société sans lui sacrifier cet ego vaniteux ?

J. D. : Sacrifier?

Pr Foldingue : Lorsque tout un chacun veut « être ego », le risque est que certains se veuillent plus « ego(s) » que les autres ! Quel désordre ! Certes, à quoi bon décroître, si c’est pour se dévitaliser ! Mais aussi, à quoi bon s’éclater, si c’est pour s’écarteler en pulsions contraires ! Ne se détruit-on pas lorsqu’on croit pouvoir être soi sans l’effort patient de se construire, en n’écoutant que ses pulsions « spontanées » ? Car qui te dicte tes pulsions ? Qu’est-ce que ton « Désir » ? Comment discerner, parmi nos désirs, ceux qui font de nous des sujets personnels, et ceux qui miment des modes collectives ? Y a-t-il assez d’espace social pour que tous les « moi-je » s’emploient à faire grossir leur bulle, comme des grenouilles s’enflant pour devenir des bœufs, et faire leur gros plouf dans la mare ? Ne faut-il pas fuir à jamais tous les leurres identitaires que nous impose la société de consommation ? L’identité-voiture, l’identité-vêtement, l’identité-jouissance, l’identité-puissance ? Mais celui-là même qui joue à « plus décroissant que moi tu meurs » ne cherche-t-il pas à se sentir, dans sa décroissance affichée, plus « ego » que ses frères en dénuement ? Dois-je vraiment me vouloir « moi » ? Ne vaut-il pas mieux, plus modestement, chercher à être, à « être avec », simple humain parmi les hommes ?

J. D. : Mais, cher professeur, vous tournez au moraliste ?!

Pr Foldingue : Ô fiction du pseudo « moi » moderne ! Sur écran, il est virtuel ; hors écran, il est irréel ! Se centrer sur l’ego, c’est osciller entre l’auto-illusion et l’autodestruction ! Que d’obésités pulsionnelles et mentales encore, chez mes propres clients incriminant la sur-consommation ! Il y a pour nous aussi la menace de devenir « obèses en décroissance » auto-satisfaite. En vérité, la voie de l’épanouissement personnel est à l’opposé de l’expansion du « moi je » !

J. D. : Mais, cher professeur…

Pr Foldingue : C’est-à-dire qu’au niveau de l’ego, il nous faut toujours décroître ! Bien sûr ! Décroître pour grandir ? évidemment ! Si j’ose pasticher une formule ancienne, je dirai : Qui veut sauver son moi le perd. Dès que tu cherches à le « sauver », c’est lui qui se sauve. On ne grandit pas qualitativement sans limitations quantitatives. On ne vit que de la vie de ceux que l’on fait vivre, et cela ne va pas sans renoncements, sans sacrifices, sans privations sans frustrations, sans ascèse ! Et tant mieux !

J. D. : « Renoncement », « sacrifice », « ascèse » : mais ce sont des gros mots, Professeur !

Pr Foldingue : Les gros mots ne sont pas forcément obèses ! Il y en a de très courts. Bon, il faut pardonner à un psy sur le déclin d’être parfois psychologiquement incorrect.

J. D. : Pardonner, ça veut dire quoi ?

Pr Foldingue : Le moindre sacrifice prévient souvent la catastrophe.

J. D. : Mais la question reste entière !

Pr Foldingue : Sans doute ; et il est bon qu’elle le demeure, sans trop la dégonfler J’exhorte tous ceux qui nous entendent à chercher lentement leur réponse. Car que faire, tout au long d’une semaine de Toussaint, à moins que l’on ne songe ?…

J. D. : Eh bien merci, cher Professeur, d’avoir si concrètement, comme d’habitude, éclairé le problème sans le résoudre.Toutefois, pourriez-vous résumer en un mot votre position finale sur l'avenir qui nous attend ?

Pr Foldingue : C'est bien simple. Quand le gâteau aura disparu, vous n'aurez plus que la cerise à vous partager. Soyez prêts.

Le Songeur  (31-10-2019)


* Le « Professeur Foldingue », est un éminent spécialiste, dont la sagesse sévit dans certaines chroniques du Journal La Décroissance. J’ai parfois même usurpé son autorité…



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