AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (203)

POUR UNE ONTOLOGIE DU DEVENIR HUMAIN

À force de songer, il arrive qu’on se prenne à penser. Comme l’indique apparemment le titre de cette chronique à vous décourager de lire…

Du temps de ma jeunesse estudiantine, on s’imaginait qu’on pensait, mais c’était de la comédie qu’on se jouait à soi-même pour s’assurer de nos capacités cérébrales. On opposait Sartre et Camus, on se gargarisait de formules absconses, on ne doutait pas que notre existence précédât notre essence, bref, l’on croyait s’élever en pratiquant une philosophie de bas étage, dont il nous reste parfois des traces

Un peu plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, on ne sait plus très bien ce qu’il en est, et l’on pratique si bien l’incertitude qu’on s’imagine par là avoir progressé en sagesse. Je prendrai volontiers pour exemple l’une de ces questions qui se posent souvent à moi le matin, lorsque je me penche sur le bol encore fumant de mon café bien sucré, et que voici :

L’idée même de Dieu est-elle compatible avec le concept de liberté humaine ?

Redoutable question, qui vous met en appétit, je suppose, et qu’on pourrait aborder sous cette autre forme : l’omniscience de Dieu, qui implique une connaissance parfaite de la destinée de chacun, peut-elle être prise en défaut par ma liberté d’agir, et les choix imprévus de ma trajectoire de vie souveraine ? Si Dieu – qui sait tout – sait d’avance ce que je vais faire, si c’est inscrit quelque part où Il l’a lu, ou vu, je ne suis donc pas libre de me conduire autrement. Cela devait se faire, c’est tout.

« Ah, mais ! dira le moindre imbécile qui ne pense pas comme moi (car telle est ma définition de l’imbécile), tu n’as pas tenu compte du fait que Dieu se situe hors du Temps : ni avant, ni après le Big Bang, mais bien loin au–dessus, ou au-delà ! Il n’a ni à « pré-voir », ni à « pré-dire » ce qui va advenir : il constate simplement le futur comme déjà advenu, et cela n’enlève rien à la liberté de choix de l’homme ! »

Que redire à cela ?

« Sans doute, réponds-je en mon for intérieur, qui cause toujours et se dédit rarement, mais as-tu seulement imaginé qu’un jour le Créateur ait pu être surpris par les bifurcations de ses créatures ? A-t-on jamais entendu Dieu s’écrier : « Mince ! J’ai raté l’homme ! » ou encore « Le coquin, il m’a trompé ! » ou encore : « Je ne suis pour rien dans ce qui arrive, » ou encore : « Ce qui se passe était imprévisible ! », ou même carrément  « Ce n’est pas de Ma faute, c’est de la sienne. Quel connard, l’homme : il s’est cru libre ! »

À ces objections, qui impliquent que la liberté de l’homme ne s’éprouve que dans la désobéissance aux projets de Dieu – vous me suivez –, certains croyants (dont je me sentis proche) suggèrent qu’il n’y a pas incompatibilité, et que l’homme peut tout seul décider de choisir librement ce qui finalement correspond au vouloir profond de Dieu… La suprême liberté humaine triompherait dans le « Fiat ! de Marie le jour de l’Annonciation ou le « Fiat de Jésus » lors de la fatale nuit de Gethsémani (« Que Ta volonté soit faite, et non la mienne »).

Et c’était précisément la position du « P.D.M. », le paternel aumônier de l’école où s’éveilla en moi ma « vocation » irrépressible de transmetteur au service de l’instruction publique.

La position du PDM était un peu rigide mais tout à fait claire : « Si Dieu est Amour, écrivait-il en substance, Il ne peut que vouloir infiniment notre bien : Il connaît forcément mieux que moi le chemin de mon bonheur et de mon accomplissement, ce qui est aussi l’objet et le Désir le plus profond de ma Liberté. »1 Bref, je suis bien plus libre en obéissant au Ciel qu’en bravant son Autorité. Quant au Seigneur lui-même, Il n’est pas pour autant un autocrate désireux d’affirmer son pouvoir sur chacun : Il se doit d’obéir Lui-même à sa nature et sa vocation originelles — sa définition en somme — qui le destine à vouloir infiniment l’infini bien de toute créature.

Mais alors, mais alors, devons-nous penser Dieu comme s’étant Lui-même en quelque sorte auto-prédestiné à aimer et à toujours vouloir/savoir ce qui est le mieux pour tous, en inclinant chacun à suivre ce chemin le meilleur, puisqu’Il se présente à tout être comme la Vérité qui l’éclaire, la Vie qui l’accomplit, et la Voie qu’il doit suivre…

Ce qui nous laisse à penser… et profitons–en largement, car le sujet n’est pas épuisé.

Une simple recommandation, avant de tenter l’aventure2 :

Homme libre, prends garde au Dieu-Amour ! Rien n’indique qu’Il puisse s’empêcher, de par sa Nature communicative et son infinie Volonté de Bien, de te combler de grâces et d’épreuves salutaires à ton accomplissement !

Le Songeur  (09-05-2019)


1 Cette position est développée dans une modeste brochure intitulée À l’écoute de saint Jean, dont j’ai récemment re-saisi le texte en version « pdf » (avis aux lecteurs intéressés). On peut lui opposer l’attitude d’Emmanuel Mounier, préférant dire, sans pour autant pêcher par immodestie : Dieu nous invente avec nous (ou, plus précisément : « Dieu m’invente chaque jour avec moi-même »… j’ai oublié où se trouve cet adage).

2 Je m’aperçois, au terme de ce billet, que je n’en ai pas explicité le titre, qui renvoie à la philosophie de Sartre. En un mot : l’ontologie est la science de l’être. Elle peut postuler que l’essence de notre être est avant tout dans notre « nature », cet ensemble de données et d’aspirations qui nous constitue au départ. Mais ce serait oublier notre liberté, laquelle, au fil d’une existence où nous ne cessons de devenir, va orienter et modifier les données initiales, plutôt que d’en être l’application programmée. Ainsi, l’existence précède l’essence. Et l’essence, c’est mon devenir abouti, c’est cet accomplissement que produit ma liberté à partir des données de mon existence, qui peuvent comporter l’appel du divin.
En un mot : Sois ce que tu deviens… sans oublier ce que tu fus.



(Jeudi du Songeur suivant (204) : « IL NE LUI MANQUE QU’UN PEU DE DÉSESPOIR » )

(Jeudi du Songeur précédent (202) : « RÉSURGENCE DE JOUR LEVANT » )