AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (197)

UNE EXCUSE AGGRAVANTE
« On voit un gendarme mobile qui l’enjambe, mais elle était déjà par terre. »

En morale chrétienne, s’il m’en souvient bien, on distingue deux degrés de gravité dans les fautes quotidiennes : le péché par action, d’autant plus condamnable qu’il est volontaire (par exemple blesser quelqu’un), et le péché par omission qui, résultant d’une distraction passagère, mérite parfois indulgence (par exemple, ne pas secourir un blessé au bord du chemin, encore qu’on y voit parfois un délit de « non assistance à personne en danger »)1.

Là où cette distinction peut ouvrir un champ savoureux aux jésuitismes officiels, c’est lorsqu’un magistrat s’empresse d’invoquer le second cas pour disculper un délinquant du premier… Cette circonstance exceptionnelle vient de se produire il y a quelques jours.

Qu’on en juge :

C’était à Nice, le soir du lundi 21 mars. L’avant-veille, à la fin de la rituelle manifestation des gilets jaunes, place Garibaldi, une manifestante de 73 ans s’était retrouvée par terre, la tête en sang, suite à la charge policière des « forces de sécurité ». Pour le cas où cette respectable personne eût nourri des pensées hostiles à l’ordre républicain, elle était ainsi légalement mise « hors de combat ». Même les secouristes étaient invités (manu militari) à ne pas toucher à cette militante pour ne pas réanimer sa violence potentielle…

Malheureusement, diverses vidéos montrant la scène, et notamment un gros plan sur une botte en marche enjambant le corps de la citoyenne, ont aussitôt fait le tour des réseaux sociaux. On disait la victime dans le coma. Il fallait calmer l’émotion populaire, pourfendre les « fake news », établir enfin la vérité vraie sur ce malencontreux concours de circonstances. Le Procureur de la République, digne représentant du pouvoir officiel, prit alors la parole.

L’honnêteté m’oblige à préciser ici dans quel état j’étais moi-même. On sait que mon défaut principal est de ne percevoir les choses de ce monde qu’à travers la grille des « références culturelles » dont ma profession m’a encombré l’esprit. Concernant donc l’image de la vieille dame enjambée par une botte, je m’étais aussitôt ressouvenu de la séquence du film Le Cuirassé Potemkine, où l’on voit les bottes de la répression descendre en cadence les escaliers d’Odessa, sans pitié. À quoi s’ajoutait une citation d’Orwell : « Si vous voulez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement. »2. Je ne dis pas cela pour blâmer le propos du Procureur, mais souligner aussi en quoi il a contribué à rectifier mon a priori de départ.

Et en effet, le Procureur se place d’emblée sous le signe de la pondération, affirmant : « J’exclus le fait qu’elle ait pu qu’elle ait pu se casser la figure toute seule ». Importante précision : elle n’est pas la seule cause de l’accident. N’allez pas croire qu’à 73 ans, on puisse se précipiter à terre sciemment, par exemple pour incriminer le pouvoir macronien !

Même pondération à l’égard des policiers : « Ce qu’on est sûr (sic), c’est qu’elle n’a pas été touchée par les forces de sécurité. » Ouf, l’autorité républicaine est elle aussi hors de cause… Et c’est alors que la preuve nous en est donnée : « On voit un gendarme mobile qui l’enjambe, mais elle était déjà à terre. » !

L’auditeur que je suis se pose alors une question : où voit-il un gendarme ? Moi, je n’avais vu que la botte. Je ratiocine peut-être, mais voilà :

À dire vrai, on ne le voit pas, ce gendarme mobile. Ce qu’on voit, c’est la botte, laquelle ne piétine pas le corps (félicitations !). Le « gendarme », on le devine ! Car cette botte mobile, cette botte est guidée par une intelligence, par une intentionnalité motrice qui lui permet d’éviter ce corps en l’enjambant. Bref, notre botte pense, et c’est ce qui permet au Procureur de deviner qu’il y a un humain à l’autre bout de la botte. Mais alors, si celle-ci pense, elle ne pousse pas la pensée jusqu’à se poser la question : « Que fait donc là cette vieille dame ? Ce n’est pas encore le temps de cueillir les pâquerettes sur la place Garibaldi !... Auquel cas, il s’agirait peut-être d’une personne en danger, même si le sang ne brille guère sur l’asphalte »

Mais le Procureur omniscient, qui ne voit guère plus loin que le bout de la botte, au lieu de s’émouvoir (-les faits, rien que les faits-) en tire aussitôt la certitude d’une innocence : quand le gendarme a enjambé la vieille dame, « Grâce à Dieu ! -comme dirait Barbarin3-, elle était déjà par terre ! »

Aucun policier donc ne l’a donc touchée, pas même celui qui l’enjambe !

Comme si cette précaution, s’agissant de non assistance à personne en danger, n’était pas la plus monstrueuse des excuses aggravantes !

Le Songeur  (28-03-2019)


1 Si j’ose tout me rappeler, le catéchisme ajoute une seconde distinction à ces méfaits : tout paroissien peut encore pécher par parole (calomnier son voisin) ou même par pensée (lui souhaiter un mauvais sort, par exemple un châtiment bien mérité). Mais oublions vite ces deux modalités, qui m’obligeraient moi-même à battre ma coulpe…

2 1984, p. 377 (livre de poche).

3 Qu’on me pardonne cette allusion à un homme d’église : le Procureur se nommant Jean-Michel Prêtre, je n’ai pas pu m’empêcher…



(Jeudi du Songeur suivant (198) : « ATTENDEZ VOUS À CE QUE… » )

(Jeudi du Songeur précédent (196) : « DÉSACRALISER SANS PROFANER… » )