AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH
Francois Brune

Les Jeudis du Songeur (187)




ET SI ON REVENAIT À L’EXPLICATION DE TEXTE ?

Il y a deux ans jour pour jour, je songeais à ces lecteurs cultivés qui, abordant un récit à la première personne, tiennent aussitôt l’histoire pour autobiographique. Ils n’imaginent pas que l’auteur puisse, au contraire, se servir de la première personne pour « adhérer » à sa propre fiction, et y faire adhérer le lecteur à sa suite, alors que le personnage mis en scène se trouve aux antipodes de sa propre existence*.

Il faut pourtant rappeler cette règle qui fait partie du « B.A.BA » de l’explication de texte : l’emploi du « je » n’est qu’une modalité parmi d’autres de la fonction narrative. L’auteur peut l’adopter pour présenter comme avérés des faits inventés, dont il affecte d’être témoin. Ou, mieux encore, pour paraître les vivre ou les avoir vécus. Ce « je » n’est qu’un prisme grammatical destiné à faire voir de l’intérieur ce qu’est supposé vivre un sujet imaginaire. De même qu’un acteur au théâtre n’est jamais réellement le personnage qu’il joue, le « Je » d’un texte ne renvoie qu’à un « moi » fictif, une façon pour l’auteur de mettre en scène son récit, qu’il y « joue » le rôle d’un chroniqueur authentique, ou celui du « héros » lui-même.

Bien sûr, dans la vie courante, le choix de dire « je » », est le moyen spontané, pratique, pour un sujet préexistant, comme vous et moi, d’exprimer ce qu’il fait ou éprouve.

Mais c’est aussi pour chacun le moyen de se constituer comme sujet, de prouver et de se prouver qu’il existe, de rapporter à son « ego » problématique, par le biais de l’indice grammatical « je », une foule d’éléments plus ou moins vrais, où se mêlent ce qu’il est, ce qu’il croit être, ce qu’il voudrait devenir. Or, ce n’est pas parce qu’on est spontané qu’on est sincère.

Fondamentalement, je suis un terrien, disait un député, né en ville, pour s’assurer des voix de la paysannerie… Mais peut-être se le disait-il aussi en son for intérieur pour y croire. Le « je » n’existe que dans la conscience de soi, de même que celle-ci ne se réalise que dans la formulation du « je ». Si bien que l’expression la plus sincère du « moi » peut difficilement éviter de se faire mythe de soi…

*

Revenons sur ce « B.A.BA » de l’analyse du récit. L’écrivain qui se fait narrateur a le choix – en tant que maître d’œuvre – entre trois modalités narratives, que l’on nomme « focalisations », c’est-à-dire entre trois façons de faire percevoir par le lecteur les paysages, les événements ou les personnages qui font l’objet de sa narration. Il s’agit de :

— la focalisation « interne » : le récit est rapporté par un personnage de l’histoire, ou exclusivement de son point de vue. Il ne cesse de dire « je ». On voit tout par lui, on ne voit rien en dehors de ce qu’il perçoit. Exemple : L’Étranger (Camus) ; ce choix facilite l’identification du lecteur, capté par l’effet d’authenticité du sujet qui se dit.

— la focalisation « externe » : le narrateur rapporte les événements en position de témoin objectif, comme extérieur à l’histoire. Il ne se permet pas d’entrer dans le for intérieur des personnages : il ne fait que décrire des comportements ou enregistrer (tel un magnétophone) les paroles données comme effectivement prononcées. Un récit entier peut être conduit de la sorte (cas des romans américains dits « behavioristes »). Mais l’auteur peut ne l’employer que partiellement (exemple des premières lignes de L’Éducation sentimentale de Flaubert). La distance qu’affecte l’écrivain à l’égard de ce qu’il narre est mise au compte de l’historicité de sa chronique. Le lecteur, édifié par ce refus apparent des ficelles romanesques, tombe dans l’illusion d’optique d’un réalisme objectif.

— la focalisation « zéro ». Elle ne choisit aucune des précédentes… pour mieux cumuler l’une et l’autre ! L’auteur-narrateur raconte tout, de loin ou de près, de l’extérieur des personnages ou de l’intérieur. Il n’hésite pas à intervenir en propre nom, il juge ou plaint ses héros, il annonce, il conclut, il se donne le droit de tout savoir, comme s’il disposait du regard même de Dieu dominant l’univers qu’il crée, et sondant les reins et les cœurs de toutes ses créatures. On parle à ce sujet de narrateur omniscient.

À chaque écrivain sa façon de régner…

Mais ce traquenard n’en est pas nécessairement un si l’on considère le lecteur comme complice du stratagème, qu’il soit désireux d’être piégé (au premier degré) par ce tour de magie qui l’aide à rêver, ou admirateur des artifices mêmes déployés par l’artiste pour « mentir-vrai », et l’inviter à méditer sur l’œuvre par delà l’œuvre.

C’est ce décodage que vise la fameuse « explication de texte », qui ne peut avoir d’autre intérêt que de mieux comprendre pour mieux aimer.

En voici un modeste exemple, où l’on appréciera la façon dont Verlaine se joue de notre regard, en déplaçant le sien pour entraîner le nôtre. Il s’agit d’une évocation de la naissance de la nuit, intitulée « L’Heure du Berger ».

Lisez, voyez, écoutez :

La lune est rouge au brumeux horizon ;

Dans un brouillard qui danse, la prairie

S’endort, fumeuse, et la grenouille crie

Par les joncs verts où circule un frisson.

Les fleurs des eaux referment leurs corolles ;

Des peupliers profilent aux lointains,

Droits et serrés, leurs spectres incertains 

Vers les buissons errent les lucioles 

Les chats-huants s’éveillent, et sans bruit,

Rament l’air noir avec leurs ailes lourdes,

Et le Zénith s’emplit de lueurs sourdes ;

Blanche, Vénus émerge, et c’est la nuit.

Ce poème de Verlaine illustre son idéal artistique, qui est de peindre des tableaux où « le précis à l’indécis se joint » (« Art poétique »). On observe que les traits descriptifs, qu’ils soient visuels ou auditifs, produisent un effet global d’atmosphère vague et brumeuse, et cependant, chacun d’entre eux est d’une parfaite netteté.

Examinons alors de plus près les « points » de vue du narrateur, points où se place son « regard » (et par là même, les positions où il nous place pour nous « faire voir » les divers aspects de son tableau), sachant que l’évocation des sonorités nous installe ou nous entraîne, elle aussi, dans les multiples lieux d’où « l’auteur » les perçoit (ou feint de les percevoir).

Première strophe. Le « regard » du descripteur, d’abord fixé à l’horizon (vers 1), descend peu à peu vers la prairie, puis opère une sorte de « zoom » sur les joncs verts : on y entend la grenouille sans la voir, mais on perçoit tout de même le frisson qui « circule ».

Seconde strophe. Le « frisson » nous conduit vers les « fleurs des eaux » dont on croit voir, en gros plan, les corolles qui se referment (malgré la faible luminosité). Dans la même phrase, sans autre transition qu’un point-virgule, le regard se relève et nous emporte « dans les lointains » où se profilent des peupliers (vers 6 et 7). Et toujours sans transition apparente, nos yeux sont ramenés au ras du sol, « vers » les buissons ombreux où errent les lueurs des lucioles. Ainsi, en deux strophes, alors qu’une lecture rapide pourrait laisser penser que tout est perçu sur un même plan fixe, d’un point de vue immobile, on change au moins six fois de « point de vue », par touches successives.

Troisième strophe. À nouveau, tendant l’oreille, nous voici obligés à relever les yeux vers « l’air noir », où se perçoit (s’entend ?) le battement « sans bruit » ( !) des ailes des chats-huants. Poursuivant son mouvement ascendant, le regard du « spectateur » doit alors se hausser jusqu’au « zénith » où des lueurs paraissent, pour alors redescendre légèrement vers l’horizon, où soudain émerge Vénus (planète appelée aussi « l’étoile du berger »). Le « point de vue » s’est donc encore modifié trois fois !

Cette errance du regard tout au long du texte contribue évidemment à fondre le « lecteur » dans l’atmosphère de ce nocturne, sous la conduite du poète.

S’il est vrai que l’auteur ne « raconte » rien d’autre, ici, que la fin du jour et la tombée de la nuit, on peut tout de même estimer qu’il nous rapporte une « histoire » (vécue ?), avec son début et sa fin, et qu’en assistant ou feignant d’assister à ce spectacle au présent, il s’est placé en position de « focalisation interne » (nous y plaçant par la même occasion). Qui plus est, dans le cadre de cette « focalisation » première, on ne peut qu’admirer avec quelle aisance il a su varier son propre « point de vue », à l’insu même du lecteur qui a été amené à le partager.

De la belle ouvrage, chers Amis !

Le Songeur  (17-01-2019)


* J’en ai fait l’expérience, en écrivant l’histoire de Marc, lycéen (disponible ici) à la première personne. Un lecteur de 14 ans, imaginant l’auteur de son âge, m’écrivit une lettre enthousiaste : « Cher Marc, etc. », en me proposant son amitié et m’interrogeant sur ma vie au lycée… J’ai dû le décevoir en lui répondant que j’avais l’âge de son père, et en lui rappelant la salutaire distinction auteur/narrateur/personnage.



(Jeudi du Songeur suivant (188) : « QUAND LES CIBLES SE REBIFFENT… » )

(Jeudi du Songeur précédent (186) : « UN NOUVEAU SYMPTÔME » )