AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (186)

UN NOUVEAU SYMPTÔME

Il m’est arrivé déjà de songer au principe de contradiction interne, qui semble inhérent à toutes les réalités de notre monde, et dont chaque jour nous apporte des confirmations1. C’est ainsi, par exemple, qu’un malade imaginaire est aussi à l’évidence un sujet gravement atteint, puisque c’est réellement un Mal que de se croire toujours malade sans jamais savoir de quelle maladie précise on souffre, parmi l’éventail d’infections ou handicaps possibles que recense la moindre encyclopédie de médecine2.

Il va de soi que l’inverse est aussi vrai : quiconque se trouve ou se dit en bon état, et nie éprouver le moindre symptôme généralement associé à son âge, à son mode de vie ou à sa complexion native, a de quoi inquiéter ses amis par son inconscience plus ou moins euphorique. Rien de tel que la méthode Coué pour vous faire négliger les signes précurseurs des mille et un maux qui peuvent vous advenir… Attention à vous, chers Amis : l’absence de symptôme est forcément révélatrice de quelque chose qui ne va pas bien. Ainsi émerge un tout nouveau symptôme, lequel consiste, pour un patient potentiel, à ignorer bravement ce qui le menace, ce qui suffit à révéler en lui ce trouble bien réel qu’est l’irréalisme, avec toutes ses néfastes conséquences…

Examinez vos proches et vos moins proches : à côté des obsédés de la maladie qui se font faire d’innombrables analyses qui ne les rassurent pas, combien de « guéris » insoucieux qui vivent dans l’inconscience et le déni, jusqu’au jour où…

Faites des examens, de grâce ! Souvenez-vous de la sage parole d’un spécialiste reconnu, le docteur Knock : « les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent ». Dès lors, connaissez-vous vous-même ! Demandez-vous si vous ne faites pas partie de ce vertueux troupeau des ignorants de leurs limites. Consultez. Il y a toujours quelque chose de suspect sous la fallacieuse apparence de la bonne santé. Cherchez et traquez le symptôme majeur qui est le vôtre ! Et si vous ne le faites pas, c’est peut-être déjà l’esquisse d’un syndrome…

Quel syndrome, exactement ? direz-vous.

Cherchons bien. Il est vrai que je ne l’ai pas encore nommé. Je viens peut-être de le frôler en employant le mot « déni », mais celui-ci est sans doute un peu trop large. Pour bien nommer la nouvelle anomalie dont j’ai à parler aujourd’hui, il faut souligner le caractère étrange de sa nature : à savoir que, paradoxalement, la négation du syndrome est elle-même le syndrome !

C’est pourquoi, à côté du mot déni, sans doute trop faible, un autre terme nous vient aussitôt à l’esprit comme pouvant convenir, c’est le terme de dénégation, d’origine freudienne. Celui-ci laisse entendre en effet que le fait de nier confirme ce que l’on nie. Ainsi, plus vous vous offusquez lorsqu’on vous soupçonne d’un penchant pervers, plus votre indignation subite révèle son évidence. Si l’on vous dit par exemple que votre désir profond est d’étrangler votre père, occire votre frère, forniquer avec le fils du voisin, coucher avec votre mère, violer votre sœur, etc. et que vous vous insurgez à cette évocation, c’est bien le signe qu’elle révèle une zone sensible en vous-même. Plus vous niez, plus vous avouez…

Avec ce terme, nous saisissons déjà partiellement notre symptôme. Mais visiblement, ce concept s’avère encore trop simple, trop psychologique, voire trop répandu même pour sembler authentiquement médical. Ce qu’il faut, pour conférer à notre nouveau symptôme une portée scientifique, c’est un néologisme savant, pétri de grec, dans la grande tradition du discours médical depuis Molière. Or, je vous annonce que ce mot existe, aujourd’hui, bien que de formation récente ! Le voici enfin, doté de cinq syllabes à prononcer avec naturel pour mieux impressionner l’auditeur : c’est l’ANOSOGNOSIE ! L’anosognosie (dites bien « a-noso-gnosie3 »), c’est le fait, pour un patient, de ne pas reconnaître les troubles manifestes dont il est atteint. Si bien que la négation du trouble révèle le trouble lui-même. Surtout si le patient s’entête…

Employé en neurologie, ce mot désigne une réalité avérée : le malade dont les capacités cognitives (ou même sensorielles) sont touchées ne peut justement pas en raison de ces déficits mêmes, se rendre compte de la gravité de son état. Il ne peut l’apprendre que de son médecin. C’est comme une sorte de douce démence qui, par définition, ne peut avoir conscience de sa folie (ou alors par intervalles)…

Mais, en même temps, on ne peut s’empêcher de s’alerter sur les conséquences implicites du concept d’anosognosie : il donne toute latitude au pouvoir médical de transformer en « patient » n’importe quel sujet tout à fait sain. Molière l’avait bien noté. Lorsque Monsieur de Pourceaugnac s’étonne qu’on veuille le guérir : « Parbleu, je ne suis pas malade ! », son médecin voit aussitôt dans ce déni un symptôme : « Mauvais signe, lorsqu’un malade ne sent pas son mal. »4 Nous sommes déjà, bien avant la lettre, dans la logique fort précieuse de l’anosognosie. Tout patient récalcitrant ne fait qu’aggraver son cas par sa protestation. Le diagnostic est alors d’autant plus facile à poser qu’il ne nécessite ni auscultation ni fastidieuses analyses. Il suffit d’écouter le malade, aussi inconscient qu’euphorique, pour en déduire qu’il se trouve dans un état d’autant plus grave qu’il le nie, tel un ivrogne titubant qui prétend marcher droit.

Le grand art, en l’occurrence, c’est d’avoir forgé ce mot savant, lequel permet aux hommes de mieux gouverner ou « guérir » leurs semblables (c’est la même chose !). On imagine combien ce symptôme–clef peut servir le délire interprétatif des pouvoirs en matière aussi bien scientifique que religieuse ou politique… Ce fut notamment le cas à l’époque mémorable de l’Inquisition, où le moindre hérétique qui se défendait de l’être, manifestait, ce faisant, la ruse du diable dont il était possédé. Idem dans les pays totalitaires où la chasse aux dissidents qu’il fallait « guérir » (eux aussi) s’apparentait aux antiques chasses aux sorcières qu’il fallait obliger à avouer leur mal pour ensuite les convertir. Anosognosie, toujours ! Mais c’est encore le cas aujourd’hui, en matière de débats politico-médiatiques, chaque fois que les apôtres du « politiquement correct » s’efforcent d’ostraciser leurs adversaires, en leur prêtant des tendances inavouées d’autant plus coupables que ceux-ci peineront à s’en défendre (« racisme, passéisme, populisme, etc..)

Selon toute probabilité, le règne de l’anosognosie, si bien nommée, ne fait que commencer… que nous en soyons les victimes involontaires se défendant sans convaincre, ou les utilisateurs habiles, plus ou moins bien intentionnés.

Le Songeur  (10-01-2019)


Notes :

1 Voir la chronique « Quand tout est le contraire de tout ».

2 À commencer par le Petit Larousse de la médecine, ou le Grand Livre de la Santé, ou tout autre publication similaire qu’un être sain ne peut pas consulter sans se demander tout à coup s’il n’est pas atteint par tel tel trouble si bien décrit…

3 Brève étymologie :

-a- : préfixe privatif ;
-noso- : élément grec, issu du mot « nosos, maladie » ;
-« gnôsis », en grec : connaissance ou reconnaissance, perception du réel élémentaire ;
D’où, synthétiquement a-noso-gnôsie : symptôme consistant à méconnaître ou nier sa propre maladie (malgré l’évidence des troubles qui la caractérisent)…

4 Monsieur de Pourceaugnac, Acte I, Scène 8.



(Jeudi du Songeur suivant (187) : « ET SI ON REVENAIT À L’EXPLICATION DE TEXTE ? » )

(Jeudi du Songeur précédent (185) : « PREMIER JANVIER 1948 » )