AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Les Jeudis du Songeur (183)

INFORMATION ET DÉGLUTITION
ou
COMMENT NE PAS BOIRE GOOGLE AU GOULOT…

La vie est un perpétuel apprentissage. Les autodidactes (-nous le sommes tous-) le savent bien : il faut sans cesse s’éduquer, donc se rééduquer. Bref, réapprendre à discerner.

Or, l’existence est un long chemin semé d’embûches et de carrefours. Si l’on ne sait pas faire le bon choix, on risque à chaque fois la fausse route.

Certains, par exemple, se fourrent le doigt dans l’œil en maintes occasions, parfois même collectivement, notamment en cas d’élections présidentielles*

D’autres, au grand âge, aux appétits encore trop impatients, s’envoient leurs steaks hachés dans les poumons. Dans ce carrefour naturel qu’est le pharynx, Déglutir, c’est choisir : ne confonds pas l’œsophage et le larynx, camarade !

J’ai pu méditer la question lors d’un récent séjour dans un hôtel triple étoile de santé publique, où l’on pouvait boire dans des verres idéalement échancrés, de sorte que les personnes à grand appendice nasal ne risquaient pas d’avaler leur vin par le nez en tentant d’expédier -d’un seul jet dans l’estomac- leur bouchée de steak haché archi desséché -quasi impossible à mâcher… (articulez bien votre lecture, SVP) En un mot, pour m’éviter l’asphyxie boulimique, on s’est occupé de me réapprendre à déglutir, ce que je faisais bien, instinctivement, depuis 75 ans. Adieu les dérapages de la précipitation, bonjour les délices de la méthode pédagogique : « C’est d’accord, Monsieur ? » Je devais donc lentement broyer ma nourriture et la délayer à force de salive (au point que le trop plein de celle-ci fusait à la commissure de mes lèvres comme celle de Juppé face à Fillon). Je m’appliquais avec effort à transformer le contenu de mon assiette en « bol alimentaire » aussi fluide qu’une mer d’huile sous les Tropiques. J’étais docile et persévérant, je retardais le plus longtemps mon avalée, en prenant le temps de déguster les saveurs inconnues de ma viande liquéfiée, et si vous voulez bien comprendre les raffinements subtils des voluptés qui saturaient mon palais, tentez donc de mâcher une cuillère d’huile pendant un quart d’heures avant d’oser la déglutir. Ô que de sensations inouïes se révèlent aux hommes qui mâ-mâchent au lieu d’englou-gloutir ! Il s’agit vraiment d’un mode de vie insoupçonné, un nouveau bien vivir. Bienvenue à la Confrérie des nouveaux jouisseurs du monde rééduqué, dont la devise ou le slogan sera : « En mâche ! ». Et Vive le parti la République des citoyens en mâche (LREM) !

En attendant, cette nouvelle pratique gustative n’est pas sans entraîner quelques effets indésirables : concrètement, au cours du repas, j’ai une tendance scrupuleuse à trop mâcher et remâcher, et ne sais plus trop à quel moment il convient de déglutir, au risque de périr d’inanition par excès d’indécision, tel l’âne de Buridan… Bref, je ne sais plus trop comment procéder : en voulant me réapprendre ce que je savais faire, on m’a embrouillé, en me persuadant que je ne l’avais jamais su… Trop de pépédagogie tue la pédagogie. MON style même doit s’en ressentir, surtout quand je mets les bouchées doubles pour achever à temps ma chronique du jeudi.

Allons plus loin : il va de soi qu’on ne saurait limiter la « mâch-philosophie » à l’acte prosaïque d’absorption des repas mal cuisinés que nous sert la Société de consommation. L’art de mâcher doit désormais se hausser à d’autres dimensions, et d’abord stigmatiser le rite quotidien d’absorption des « nouvelles » que nos compatriotes pratiquent sans mesure, avalant plusieurs fois par jour, répétitivement à la TV ou sur Internet-actualités, les dites « infos » qui forment et déforment les citoyens qui veulent être de leur temps…

Le premier principe de la bonne déglutition des « actualités », c’est de consommer moins pour consommer mieux. Fermez vos télés, ouvrez vos yeux, écoutez le monde qui vit autour de vous ! Préférez les aliments simples et directs aux produits industriels bourrés d’épaississants, fuyez ces enquêtes spéciales artificiellement événementialisées dans les « J.T » pour flatter les appétits des citoyens-consommateurs avachis sur canapés. Tentez d’aller aux faits et rien qu’aux faits, sans dramatisation médiatico-publicitaire. Il vaut mieux vomir cette bouillie de « nouvelles » que d’avoir à mâcher soir et matin l’indigeste plâtrée de scoops, d’effets spéciaux et de visuels mensongers. Ne gobez plus la Une ! Pratiquez une vraie diététique de l’Info ! Suspectez tous les experts à lunettes et schémas qui prétendent en savoir davantage sur vous et votre condition que ce que vous en a appris votre expérience transformée en conscience. Ne prenez plus les vessies pour des lanternes, ni les stylo-billes pour des thermomètres**… Doutez toujours de ce que l’on vous présente comme étant « ce qui se passe ». En matière d’infos, il faut déglutir pour vivre et non pas vivre pour déglutir. Mâchez et remâchez la moindre annonce quand il le faut, pour éliminer les scories de ce qu’on vous présente comme devant être avalé. Critiquez le menu ! Doutez comme Descartes, méthodiquement, face au monde médiatisé, c’est-à-dire dé-réalisé. Par exemple, n’imaginez pas qu’une femme, par ailleurs ministre, est « libérée » parce qu’elle a raccourci sa jupette. Ou encore, doutez de l’amour que déclare à la nation un chef d’État ému, lorsqu’il augmente en même temps les impôts indirects qui pèsent sur tout son peuple... Ne cherchez plus à être sans cesse « au courant » ! C’est, psychiquement, une forme de « courante » propre aux cerveaux trop pressés. Quand on ne déglutit que du vent, on risque les indispositions de l’aérophagie cérébrale. Ne croyez plus aux actualités, même prédigérées ou googueulisées. Sachez enfin que l’événement n’existe pas : seule la méditation spirituelle est nourrissante, tout le reste est vanitas vanitatis ! Mastiquez plutôt des analyses de fond sur ces sujets, par exemple ici : www.editionsdebeaugies.org/docs/delideologie10.pdf

Bref, bien mâcher les infos, c’est dissiper les illusions du plein dont regorge un monde vide.

Le Songeur  (20-12-2018)


* Le Songeur fait sans doute une autocritique.

** Allusion à une expérience testée chez certains patients : quand une infirmière, tout de blanc vêtue, vous sort de sa pochette un bic étincelant en vous demandant ce que c’est, l’erreur est de prendre ce stylo pour un thermomètre…



(Jeudi du Songeur suivant (184) : « QU’EST-CE QUE LA CHANCE ? » )

(Jeudi du Songeur précédent (182) : « CE JOUR OÙ PERSONNE NE SAVAIT QUEL JOUR ON ÉTAIT » )