AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (147)

À CHAQUE JOUR SUFFIT SA JOIE

On se souvient de l’adage évangélique, emprunté par Jésus à la sagesse humaine immémoriale : À chaque jour suffit sa peine.

À mes yeux, celui-ci ne prend toute sa mesure que si on le complète par l’aphorisme apparemment inverse : À chaque jour suffit sa joie.

Pour qui donc voudrait tester la réalité du bonus/malus de son vécu quotidien, un examen comptable s’impose. Lorsqu’on a, le soir, le sentiment d’une journée lourde de peine(s), ce n’est pas une raison pour se taire à soi-même telle joie, ou tel bonheur infime, qui pourrait corriger l’impression d’ensemble du jour qu’on vient de passer.

Et si l’examen du seul jour semble limité, si la balance penche du mauvais côté, il est loisible d’étendre le bilan à la semaine, ou davantage. Une fois faite la moyenne, chacun pourra alors se poser honnêtement la question : ai-je vraiment à me plaindre ?

Méthode Coué ! objectera-t-on. Optimisme béat ! Jamais la douleur manifeste de certaines journées ne pourra être compensée par la vaine prospection de « joies » qu’on se serait cachées à soi-même… J’en conviens.

Et pourtant ! Cherchons un peu. Dépassons le réalisme apparent, et puisque le réalisme a ses limites, jouons de notre imaginaire :

•  D’une part, il faut bien considérer que nous pouvons souvent passer, d’une heure à l’autre, par une multiplicité d’instants qui « valent » la peine d’être vécus, petits bonheurs ou vives joies — depuis le simple plaisir d’une tartine de miel jusqu’à l’extase partagée d’une musique sublime*, en passant par la première gorgée de bière, telle victoire sportive exaltante, les doux feux finissants de l’automne doré, et les mille et une joies de la tendresse familiale, si j’ose alléguer ces exemples personnels. À chacun de recenser ses agréments familiers, Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique, comme le notait notre ami La Fontaine…

•  D’autre part, là où l’objectivité platement réaliste conduit à conclure qu’il est des jours noirs où ne se rencontre aucune joie, l’appel à l’imaginaire peut suppléer à ce manque. Il suffit de considérer comme petits bonheurs inappréciables les divers maux auxquels nous échappons le plus souvent — depuis la contravention qu’on aurait pu mériter jusqu’à l’absence du redressement fiscal qu’on craignait à juste titre, en passant par tous les bobos plus ou moins graves qui eussent pu nous advenir : chutes dans l’escalier et autres glissades funestes, douloureuses piqûres, coupures, foulures, engelures, accidents de voitures, entorses, lumbagos, dérangements intestinaux, stress de tous ordres qui pourraient nous blesser, et j’en passe. À chacun de recenser les innombrables coups du sort qui lui sont épargnés à toute heure. Bien entendu, il sera bon de ne pas trop cumuler, le jour même, tous ces bonheurs virtuels : gardons-en un certain nombre pour agrémenter les lendemains qui ne chanteraient pas…

Heureux donc celui qui n’est victime que de quelques désagréments par jour ! On sait bien, quand un voisin écope de tel ou tel malheur, que « cela n’arrive pas qu’aux autres. » C’est justement l’occasion, en touchant du bois, de se sentir quotidiennement rescapé de tout ce qui meurtrit autrui. Le secret des stoïciens est de faire durer ce soulagement en cultivant la pensée de tous les maux qui ne leur arrivent pas. On appelle cela l’ataraxie…

*

Bien entendu, si je tente d’être un peu sérieux, j’admettrai qu’aucun bilan, fatalement quantitatif, ne saurait réellement rendre compte de nos degrés de bonheur ou malheur quotidiens, tant la réalité que l’on vit dépend du regard que l’on porte sur elle. Plus on a conscience de sa joie, plus on l’amplifie en lui ajoutant une sorte de reconnaissance. Et la peine, semblablement, s’accentue ou s’atténue selon l’optique de celui qui la reçoit, même s’il n’est pas question d’en nier la gravité occasionnelle.

Vous l’avez remarqué, j’ai intentionnellement omis, dans ce qui précède, les moments de tragique absolu qui, un beau jour (comme on dit), marquent toute existence (drames, maladies, mort) : c’est qu’ils ne peuvent s’évaluer à l’échelle du quotidien. Leur retentissement déborde cette fameuse peine dont on voudrait qu’elle suffise à chaque jour. Ils sont d’un autre ordre de ce que saisit la conscience immédiate, comme d’ailleurs certaines joies inouïes qui dépassent les jours de leur avènement. Aussi n’est-ce que dans la visée des mois et des années qui passent, et non sur le moment, que nous pouvons seulement prendre la mesure des plus profondes douleurs comme des bonheurs les plus intenses.

Il est de longs bonheurs qui semblent irradier toute une vie, une sorte de « patience dans l’azur » veillant sur l’âme de ceux qui les éprouvent. Il est également de grands malheurs, insupportables sur l’instant, dont la mémoire s’assagit parfois, au point d’en faire sortir un « bien » au fil d’un lent « travail de deuil »… Mais il y a aussi des bonheurs harmonieux qui semblaient devoir durer, qui soudain furent brisés — il a suffi d’un tsunami, et dont le souvenir réactive à jamais la souffrance sans mesure, indicible, définitive, face au néant des jours qui ne sont plus.

Qui échappe vraiment à l’irrémédiable never more qui retentit comme un leitmotiv au fur et à mesure de la marche du Temps ? Y trop songer vous accable. Et l’oublier ne suffit pas à vous transporter au septième ciel…

À chaque jour suffit sa joie, sans doute… tant que ne surgit pas la peine inconsolable.

La Joie n’est pas une donnée, c’est un programme.

Le Songeur  (23-11-2017)


* Au choix : Concerto pour deux violons de J.-S. Bach, par Yehudi Menuhin et David Oïstrakh, ou Concerto n°5 pour piano de Beethoven, interprété par Glenn Gould. Respectivement :

www.youtube.com/watch?v=DJh6i-t_I1Q

www.youtube.com/watch?v=jh8q6CfhjtI



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(Jeudi du Songeur précédent (146) : « VERTIGE » )