AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (146)

VERTIGE

L’ai-je rêvé ? L’ai-je vécu ?

L’autre soir, je songeais, les yeux vaguement tournés vers le balancier de l’horloge.

J’entendais en même temps l’écho lent de mon cœur, au fil de quelques pensées tristes.

Soudain, j’eus l’impression que les battements de la pendule s’étaient mises au rythme de mon cœur, comme si une seule vibration secrète nous animait en même temps, qui retentissait à la fois dans ma poitrine et dans la pièce où j’étais seul.

Pris de vertige à cette pensée, je sentis mon pouls s’accélérer. Et à l’instant, le balancier accéléra son va-et-vient, comme pour rester en phase avec mon émotion.

Chassant mon trouble, je résolus de respirer le plus profondément possible, pour apaiser mon palpitant.

Et l’organe régulateur de l’horloge fit aussitôt de même !

Que m’arrivait-il ?

Je me dis que ce devait être une hallucination. Elle allait devoir bientôt se dissiper.

Bien au contraire, non content de m’avoir mimé, le balancier continua de ralentir, et cette fois, inexorablement, c’était lui qui entraînait mon cœur dans son déclin…

Voyons, c’était impossible, voyons ! Il ne pouvait y avoir de lien entre l’un et l’autre !

Et cependant, entre chaque battement de l’horloge, le laps de temps n’en finissait plus, les secondes se faisaient attendre, retardant le sursaut vital de mon rythme cardiaque. Je perdais souffle. Je sombrais insensiblement dans l’espace qui s’étirait. L’oxygène se raréfiait, la pendule allait s’arrêter. Je voulus appeler au secours, et mon oppression m’en rendait incapable. J’allais disparaître sans même pousser un cri !

Or, bien que je fusse physiquement accablé par l’angoisse, mon esprit observait ce qui m’arrivait avec un étrange détachement, tel le phare survolant la tempête. « Ton heure a peut-être sonné ! » disait-il à mon cœur. Et tandis que je glissais au bord du gouffre, il se plaisait à imaginer que je puisse être la proie de quelque référence cinématographique s’actualisant soudain, il me rappelait le sombre adage Vulnerant omnes, ultima necat auquel rien n’échappe, et s’étonnait de l’ambiguïté du mot « battement » qui signifie aussi bien chaque coup frappé que le répit entre ces coups. Et de mon cerveau déréglé surgissaient des phrases moqueuses : « L’Univers te punit de t’être pris pour le Centre de tout ce qui tourne autour de toi ! », ou encore : « Dans le monde actuel, le cœur doit d’abord être un battant ! ».

Hélas, ce disant, j’étouffais ! Je sentais le gong sinistre de l’horloge s’apprêtant à me frapper pour la dernière fois.

Il m’avait eu !

Je crus rendre le dernier soupir.

J’expirais…

Et c’est alors, inexplicablement, que le balancier bondit pour repartir ! L’horloge ne voulait pas mourir avec moi ! Il s’était produit une étrange fusion entre nous : mon cœur s’était investi en elle à mesure que le balancier se greffait sur mon cœur. Nous n’étions plus qu’une seule entité, luttant désespérément pour persister dans l’être, et devant, pour cela, rejoindre la pulsation universelle des choses de ce monde.

Aussitôt, mon muscle cardiaque m’apparut sorti de sa prison. Ma poitrine s’était élargie jusqu’à devenir ma maison. Nous battions en cadence dans la nuit noire. L’horloge en moi rythmait mon adhésion au Temps, gouvernait mes pensées, m’élevait dans les hauteurs du monde. Je sentais mon cœur appelé à graviter dans l’espace. Rien ne pouvait nous arrêter. Tout pulsait dans le cosmos, de l’infiniment petit où nous émergions, jusqu’à l’infiniment grand où l’enclume sidérale ne cessait de marteler le réel pour forger de la vie. Je n’étais plus moi-même que la conscience de cet immense battement, j’en devenais à la fois l’effet et la cause, au risque de me prendre pour...

Et puis, soudain, il se produisit un grand craquement dans la galaxie que mon pouls orchestrait. Je crus entendre ma propre voix, venue des confins, me crier sur le ton d’un Dieu courroucé : « Qu’as-tu fait de ta pilule ? ».

J’avais oublié ma pilule !

Je bondis alors du fauteuil, j’avalai à la hâte mon cachet de cordarone, et bientôt, je m’endormis dans une céleste sérénité.


À mon avis, j’ai dû rêver. Rien ne s’est sans doute réellement passé de ce que j’ai cru éprouver. Des trucs dans ce genre, ça ne se vit pas : ça s’invente.

Le Songeur  (16-11-2017)



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(Jeudi du Songeur précédent (145) : « MA TARTINE DE MIEL ET TEILHARD DE CHARDIN » )