AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (139)

LE CHRIST EST-IL ÉVANGÉLIQUEMENT CORRECT ?

Ayant ouï-dire qu’une Association de fidèles recrutait des bénévoles pour aider les prêtres à mettre au point leurs homélies, je me suis aussitôt senti interpellé, pour ne pas dire « appelé ».

J’aime en effet ce genre littéraire, dont l’enjeu dépasse le cadre religieux. Partout où se trouvent des militants dont la mission est de défendre et de promouvoir une cause, il faut en effet des clercs pour fortifier leur foi (fût-ce la foi des athées). Mais dans le genre, la profession religieuse est forcément la plus noble, puisqu’il s’agit d’annoncer la parole de Dieu lui-même, afin de favoriser son efficience dans la vie hic et nunc des fidèles. D’où l’urgence de soutenir les prédicateurs dans l’exercice de leur fonction, attestée sur le Web par la multiplication des sites proposant des corrigés, esquisses ou modèles d’homélies, en fonction des actualités religieuses ou profanes.

Que dire du monde présent à la lumière de tel ou tel extrait des Évangiles ? Comment prêcher sans ennuyer ? Comment donner l’envie de Dieu ? Voilà l’enjeu.

C’est à quoi répondent maintenant des « sessions d’optimisation des homélies », sachant que « tout prédicateur peut progresser ». On ne peut échapper à « l’ère de la communication » qui serait la nôtre...

Déjà, il y a une trentaine d’années, des croyants de bonne foi appelaient l’Église à user des techniques publicitaires, pour mieux « évangéliser ». S’agissant des produits, disaient-ils, la règle était : A. I. D. A. (Attention, Intérêt, Désir, Achat). S’agissant du message évangélique, elle devenait alors : A. I. D. A. (Attention, Intérêt, Désir, Attrait de Jésus). Plus récemment encore, inversant les rôles, un auteur italien allait jusqu’à prétendre que c’est l’Église qui, la première, avait fait montre de génie publicitaire, dans un livre au titre faussement provocateur : Jésus lave plus blanc*. Sous-titre : Comment l’Église catholique a inventé le marketing… Il suffirait donc d’en revenir à la tradition !

*

Loin de cette caricature, il m’a semblé que l’appel à parfaire le genre de l’homélie devrait plutôt permettre de revenir à l’authenticité d’un discours de vérité, aux antipodes des rhétoriques publicitaires, fussent-elles bien intentionnées**.

Et c’est justement pour cette raison que je me garderais bien de répondre à cet appel. Même bénévolement, même en m’inscrivant globalement dans la lignée d’un certain humanisme chrétien, j’aurais trop peur de déformer en interprétant.

Tant que je n’exprime que les propres opinions ou pensées que je crois miennes, je ne crains pas de tromper : mes propres limites se voient tout de suite.

Mais quant à oser se faire commentateur évangélique, halte-là : mon inculture et mes incompréhensions confineraient à l’hérésie en dépassant les bornes de la prudence élémentaire, comme on va s’en apercevoir.

Ma question est en effet : comment pourrais-je tenir un propos « évangéliquement correct », alors que j’ai une fâcheuse tendance à douter que Jésus-Christ lui-même soit toujours parfaitement évangélique ? D’autant que, disant cela, j’avance une notion tendancieuse, l’évangéliquement correct, qui est elle-même inspirée de lectures incomplètes et des commentaires que j’en ai reçus, lesquels sont eux-mêmes les fruits d’interprétations historiquement discutées !

Je vais en donner un exemple qui, je l’espère, me discréditera totalement.

*

Choisissons donc l’épisode du figuier desséché***.

Voici ce qu’écrit Matthieu (XXI, 18-20 ; Jésus, qui a dormi à Béthanie, non loin de Jérusalem, revient vers la ville) :

« En regagnant la ville, à l’aube, il eut faim.

Sur le chemin il vit un figuier, il y vint mais n’y trouva rien que des feuilles ; il lui dit :

Que plus jamais un fruit ne naisse de toi ! Et le figuier sécha tout de suite. À cette vue, les disciples étonnés dirent : Comment ce figuier a-t-il tout de suite séché ? »

Jésus leur explique alors que quiconque a vraiment la foi peut en faire tout autant. Très bien. Ce qui m’étonne, c’est que les disciples ne s’étonnent pas de la brutalité du maître. C’est le miracle soudain qui les impressionne. Mais cette réaction de Jésus est-elle vraiment évangélique ? Qu’a-t-il fait, ce figuier, pour être ainsi puni de mort ? Est-ce lui ou le climat qui est responsable de son infertilité ? Est-ce déjà la saison des figues, alors que se prépare la Pâque ? Pourquoi le doux Jésus manque-t-il de patience, tel un enfant frustré de son désir insatisfait ? Quel exemple à ne pas suivre ! Ne dit-on pas que le « Fils de Dieu » se révèle dans l’Évangile autant par ses attitudes que par ses paroles ? Et si son acte n’a pour objet que d’illustrer la puissance de la foi (qui peut commander aux montagnes de se jeter dans la mer), miracle pour miracle, n’aurait-il pas mieux fait de transformer sur-le-champ les feuilles en figues, plutôt que de maudire l’arbre ?

Quand un élève n’a rien fait durant son année, qu’il n’a donc pas « porté ses fruits », un maître d’école, aujourd’hui, le fait parfois redoubler. Et l’on trouve cela sévère. Le Christ, lui, l’exclut immédiatement de son établissement : cet enfant est vraiment un fruit sec ! Est-ce là une attitude chrétienne, je vous le demande ?


Cherchons alors si l’Évangile suivant, qui l’a peut-être précédé, corrige ou complète cette version. Voici la relation de Marc (XI, 12-14) :

« Le lendemain, comme ils sortaient de Béthanie, il eut faim.

De loin il vit un figuier qui avait des feuilles ; il vint voir s’il y trouverait quelque chose et, en y venant, il n’y trouva rien que des feuilles, car ce n’était pas le temps des figues.

Il lui dit à part : Que jamais plus personne ne mange un fruit de toi ! Et ses disciples entendaient. »

Dans cette version, le discours sur la foi qui permet tout (notamment de déplacer des montagnes) a lieu plus tard, le soir, quand les disciples reconnaissent le figuier séché. Mais il y figure une précision que Matthieu ne donne pas, et pourtant prévisible : ce n’est pas encore la saison des fruits ! Pas étonnant que l’arbre n’ait encore que des feuilles ! Jésus ignore donc cela, lui qui, en tant qu’homme, connaît bien la campagne, et qui, en tant que Fils de Dieu, doit avoir eu vent des lois de la nature ? Qu’est-ce qui lui prend, au prophète des Béatitudes, de réagir si aveuglément, tel un potentat contrarié dans son bon plaisir ? Non mais des fois ! L’Agneau de Dieu se montre-t-il là un bon Berger ?

Un commentateur explique qu’en fait, ce figuier symbolise le Temple de Jérusalem qui, pour avoir trahi sa vocation spirituelle, sera bientôt détruit ! Pourquoi pas ? Et allez donc ! Ne vous gênez pas, chers théologiens !


La troisième version, celle de Luc, est supposée écrite par un historien, et non plus par un témoin direct ou indirect. Voyons comment il présente ce même épisode, après sans doute des vérifications rigoureuses (XIII, 6-9) :

« Et il leur disait cette parabole : Quelqu’un avait un figuier planté dans sa vigne ; il est venu y chercher du fruit et n’en a pas trouvé.

Il a donc dit au vigneron : voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et que je n’en trouve pas ! Coupe-le. Pourquoi encombre-t-il la terre ?

Mais l’autre lui a répondu : Seigneur, laisse-le encore cette année, que je bêche autour et que j’y jette du fumier, si jamais il faisait du fruit ! Sinon, tu le couperas. »

Surprise ! Cette fois, nous voici dans « l’évangéliquement correct ». Ce n’est plus le Jésus qui réagit (par un miracle ravageur), c’est un Jésus qui prêche le respect de la nature : lorsqu’on juge un arbre à ses fruits, mieux vaut éviter de le condamner au printemps ; on l’observe sur toute la longueur de l’année, et même sur trois ans. Voilà enfin de la pédagogie moderne : la patience, la confiance en l’élève priment.

Mais alors, mais alors, est-ce Luc qui a trahi l’esprit de l’épisode, en remplaçant un acte brutal par une exhortation paisible ?

Ou faut-il croire que Jésus s’améliore d’évangile en évangile, sous l’inspiration de l’Esprit qui guide les rédacteurs ?

Le Jésus de Luc ferait-il la morale (évangélique) au Jésus de Matthieu et de Marc ?

Tout se passe comme si Luc avait voulu « corriger » la mauvaise représentation du Christ donnée par ses prédécesseurs (s’il en a eu connaissance). On tripoterait donc la lettre de ces témoignages, en fonction du public concerné ? Publicité oblige ?

Mais si Jésus s’apparente ici à l’humble Vigneron qui espère en son arbre, est-ce que le propriétaire (nommé « Seigneur ») figure, lui, Dieu le Père en personne ? Y aurait-il du rififi dans la Trinité ?

Comment s’y retrouver ?

*

Chacun conviendra que j’aurais bien de la peine à participer à l’élaboration d’une homélie, quelle qu’elle soit. J’ai l’impression paradoxale qu’on ne saurait oser des commentaires évangéliquement corrects, sans prendre ses distances avec la lettre des évangiles… pour mieux respecter l’esprit du christianisme !

Que puis-je donc conclure, misérable avorton que je suis, limité dans sa connaissance de l’agriculture, de l’histoire, de la culture, de la religion et des langues anciennes ?

Rien.

Sinon qu’il faut se méfier des images trop faciles, même lorsqu’elles figurent dans un texte sacré. Un figuier normal n’a pas de figues au printemps. C’est ainsi. S’il y a une éthique de la métaphore, c’est peut-être d’abord de ne pas dénaturer les réalités du monde, lorsqu’on croit pouvoir en faire l’illustration d’une parole de vérité.

Le Songeur  (29-06-2017)


* Jésus lave plus blanc (Bruno Ballardini, Liana Levi, 2006). Ou Comment l’Église catholique a inventé le marketing. Préface de Jérôme Prieur.

** Cf. dans De l’idéologie aujourd’hui, le Chapitre : Une éthique de la manipulation ? Accessible ici : www.editionsdebeaugies.org/delideologie4.php

*** Toutes les citations sont extraites de la version du Nouveau Testament parue dans La Pléiade (Gallimard), sous la direction de Jean Grosjean. Je reproduis tel quel ce texte qui se propose comme une traduction littérale.


(Jeudi du Songeur suivant (140) : « SONGE ÉVÉNEMENTIEL » )

(Jeudi du Songeur précédent (138) : « SE DÉTACHER DE CE QU’ON AIME ? » )