AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH
Francois Brune

Les Jeudis du Songeur (136)





LA VIE EN ROSE

Au fil de mes méditations, je me suis senti un jour traversé par cette question bizarre :

« Pourquoi l’excrément humain sent-il mauvais ? »

Pas pour tout le monde, il est vrai. Certains aiment... Qui se ressemble s’assemble.

Mais à peine allais-je approfondir la question, qu’une Voix se fit entendre :

— Voyons, on ne parle pas de cela !

Et cette Voix venait de mon for intérieur…

Interloqué, j’ai failli répondre :

— S’il n’est pas coutumier d’en parler, c’est peut-être qu’il est pertinent d’en écrire…

Mais la Voix récidiva, péremptoire :

— Suffit ! Ce n’est pas politiquement correct. Ce n’est pas socialement correct. Ni même intimement correct !

— Mais, je…

— Tiens-le toi pour dit.

La Voix avait raison. La bonne éducation, d’abord. Quand on rêvasse, on doit orienter dans le bon sens la pente de ses rêves.

J’ai donc tâché de cultiver la pensée positive. Et c’est alors que je me suis trouvé choqué par une interrogation plus étonnante encore :

« Pourquoi les roses sentent-elles bon ? »

— Ah, voilà un sujet enfin digne d’intérêt, dit gentiment la Voix. C’est une tout autre question !

— Mais c’est la même ! fis-je, dans un éclair qui me sembla d’intelligence.

— Que veux-tu dire, Songeur disparate* ? Tu ne vas tout de même pas mettre sur le même plan ces deux réalités ?

— Pourquoi pas, mon nez…

— Mais ce sont des phénomènes radicalement opposés !

— Pas du tout ! Nous sommes aux prises avec le même arbitraire olfactif !

— Et alors, Monsieur voudrait changer l’ordre de la nature ?

— Le désordre de la nature ! Pourquoi telle senteur nous est-elle agréable, et pourquoi telle autre en nausée abonde ? C’est injuste pour les entités dont elles émanent !

— « Entité » est un terme bien abstrait pour ce qu’osent percevoir nos narines !

— Il faut rétablir un minimum d’équité dans la répartition des choses de ce monde !

— Alors, petit malin, que comptes-tu faire ?

— Il suffit d’alterner les fonctions.

— Je ne comprends pas bien. Et d’ailleurs, je n’ai pas envie de comprendre.

— C’est pourtant facile à deviner. Il suffit d’imaginer. Imagine que ce soit l’inverse : les roses qui sentent mauvais, et vice-versa.

— Et vice-versa ?

— Aussitôt, ce serait la vie en rose pour nos derrières !

— Tais-toi donc, grossier personnage ! Tu as pensé aux bouquets que l’on offre !

— Non, car il faut d’abord considérer les aspects positifs d’un changement ! Aussitôt, nos congénères seraient invinciblement attirés les uns par les autres. Les hommes aimeraient toutes les femmes, les femmes tous les hommes, et même, de part et d’autre, s’aimeraient entre eux ! On ne penserait plus qu’à cela. Aller aux toilettes ne serait plus une corvée pour personne. Tout le monde se ruerait partout où ça sent la rose. Plaute écrirait : « L’homme est une colombe pour l’homme ». On emploierait nos heures de travail à roucouler ensemble. On passerait du « revenu universel » à l’eau de rose pour tous. Liberté, Égalité, Fraternité, Eau de Rose ! Ce serait sur Terre une noce perpétuelle…

La Voix se tut. Elle se figurait ce que j’évoquais, et ne semblait guère apprécier ce paradis retrouvé.

Après un long silence agité, elle s’exclama :

— Il serait dangereux, pour un humanisme conséquent, de ne percevoir le monde que du point de vue olfactif. Et de falsifier les réalités, en troquant l’une contre l’autre.

— Et pourquoi donc ?

— Homme de peu de foi, tu raisonnes donc à courte vue ?

Son courroux devint intense.

— Enfin quoi, s’écria-t-elle, si on t’écoutait, en dormant sous les chênes, on se prendrait des citrouilles en pleine poire** !

— Rien compris. Que veux-tu dire ?

— Que le monde est bien comme il est. Que les roses sentent la rose, c’est leur droit et leur devoir. On n’a pas à pervertir la nature en opérant des mutations intempestives. C’est comme ça. C’est comme ça parce que c’est comme ça. Et c’est très bien comme ça.

— Et Quid de l’autre odeur, alors ?

— Eh bien, parlons-en, puisque tu ne sais pas te taire. Sur ce point aussi, c’est comme ça parce que c’est comme ça. Relis tes classiques. « Là où ça sent la merde, ça sent l’être », dit Antonin Artaud. C’est attesté partout dans le monde. Tu ne vas tout de même pas, en contrevenant à la nature, contester les paroles d’un poète et dramaturge ?

Il ne me fut pas difficile de rétorquer :

— Un autre poète, et non des moindres, a dit au contraire : Il faut changer la vie ! La vie, tu entends, toute la vie. Quand un changement te paraît préjudiciable, c’est que tu ne l’as pas poussé jusqu’au bout !

— Eh bien ?

— Eh bien, ce sont toutes les odeurs qu’il faut changer ! Et tant qu’à faire, que rien au monde ne sente plus que la rose ! Le Philosophe Macron l’a répété : « Il faut penser printemps. » Tout le monde doit sentir bon et gentil.

— Ça va être monotone !

— Mais non, c’est l’avenir. Il y aura plusieurs espèces de roses. La science peut tout. Et si nécessaire, pour les nez réacs et masos, on pourra inoculer à certaines variétés de roses de légères fragrances de puanteurs modérées. Imagine, imagine ! On peut jouer sur la nature du parfum, sur la complexité des nuances synthétisées, sur l’intensité relative des unes par rapport aux autres, et obtenir au final des cocktails à la fois détonants et détonnants… Tu imagines ? Devant une telle révolution, je t’assure que la dépénalisation du cannabis n’apparaîtra plus que comme une minuscule réformette passéiste, destinée à chatouiller le nez de petits bobos merdeux.

— Ah, je te reconnais bien là, pseudo-égalitariste méprisant tes semblables : tu méprises les merdeux ?

— Non : je leur reproche de ne pas sentir assez fort.

— De ne pas sentir assez fort quoi ?

— L’eau de rose.

Le Songeur  (08-06-2017)


* Allusion au jugement d’un grand éditeur sur un manuscrit misérable.

** Allusion à la fable de La Fontaine « Le Gland et la Citrouille ».


(Jeudi du Songeur suivant (137) :
« CES CAILLOUX QUI BRILLENT AU GRÉ DES SABLES QUE L’ON FOULE… » )

(Jeudi du Songeur précédent (135) : « LE CHEVALIER RECONNU… » )