AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (123)

LE VOTE UTILE EST INUTILE

Du temps où dominait la statue vivante du général, un opposant avait lancé ce slogan subtil : « Vous qui ne savez pas pour qui voter, ne votez pas pour qui vous savez. » C’était déjà ça…

Le problème se corse lorsque, non seulement aucun des candidats ne s’impose, mais quand tous vous inspirent une salutaire répulsion. Et qu’on se sent mis en demeure de voter pour « éviter le pire », contre sa propre conscience qui ne sait plus où est le pire.

Pour ma part, après cinquante ans d’élections où je n’ai voté que pour éliminer, cela commence à bien faire. J’en ai assez du chantage au vote utile, qui me traite en coupable si je ne rejoins pas le consensus obligé du suivisme des bien-pensants.

En 2002, j’ai voté blanc, j’ai vu la suite, je n’ai rien regretté.

*

Si je reviens sur ce sujet, avec le décalage inévitable, c’est que certains ont cru qu’en dénonçant à la fois Fillon et Macron, l’autre jour, je roulais pour Hamon ou pour Mélenchon. Voire pour Le Pen !

Que nenni ! Je parle ici librement, toujours centré sur la primauté de la morale en politique, et soucieux avant tout de dénoncer l’imposture.

Et je parle d’autant plus librement que je sais mes propos contestables, fondés sur autant de raisons que d’intuitions que pourraient mettre à mal les arguments adverses, pourvu qu’ils soient de bonne foi.

Résumons-nous.

1/ J’ai été scandalisé que François Fillon, choisi par ses pairs en fonction de sa probité apparente, n’ait pas immédiatement démissionné lorsqu’a éclaté le mensonge de sa posture. Bien au contraire, il s’est entêté (l’entêtement est le volontarisme des faibles, ceux qui, dans la mauvaise voie, n’ont pas le courage de faire demi-tour). Il a poursuivi son aventure, devenue purement personnelle, entraînant son parti dans un suicide collectif. Ce naufrage programmé a alors justifié l’abandon de son équipe, qui avait d’abord osé le soutenir. Je ne puis rien attendre de cet homme ou de son successeur, issus d’un tel parti. Même en cas de face à face avec Marine Le Pen.

2/ J’ai dit de même pourquoi je ne saurais accorder ma confiance à l’immature Emmanuel Macron, pur produit d’une stratégie d’image confectionnée par des « experts en communication ». Certes, l’appui de François Bayrou a crédibilisé son image. A-t-il pour autant changé le personnage ? Le centriste béarnais pourra peut-être lui faire prendre conscience de ce qu’est la réalité historique et culturelle de notre pays. Je doute qu’il puisse le soustraire à l’influence des prédateurs financiers qui l’entourent, dans le cadre de l’Europe telle qu’elle est (voir plus loin).

3/ Je ne rejoindrai pas davantage Benoît Hamon, dont les deux objectifs phares, la libéralisation du cannabis et le revenu universel, me paraissent aussi irréalistes qu’aux antipodes de l’idée qu’on peut se faire de la dignité humaine.

4/ Il reste Mélenchon, qui ne dit pas que des bêtises. Mais ce démagogue doué est un personnage égocentré que je sais, de source sûre, malhonnête. En 1991, il a participé à une tentative de prise de pouvoir, avec quelques sbires du PS, de l’Association Frères des hommes. Ce petit commando, pratiquant l’entrisme, voulait s’adjuger la notoriété et les fonds de FDH. Tentative avortée et désavouée par les instances supérieures du PS, mais qui a fait le plus grand mal à cette Association qui m’est chère.

Ni au premier tour, ni au second, je ne pourrai leur apporter mon suffrage. Au premier tour, je voterai pour une candidature de témoignage, s’il en est une ayant la dimension de celle de René Dumont en 1974. Au second, je voterai blanc ou m’abstiendrait. Le vote utile n’est pas utile.

*

Quel vote utile, d’ailleurs ? Utile à quoi ? Utile à qui ?

Pour ma défense, je répondrai d’abord que le vote présidentiel n’est pas le seul par lequel on s’engage. On peut le « corriger » aux législatives qui suivent, ou à l’occasion d’autres consultations (référendum par exemple). On peut le « compléter » par notre participation à la vie collective sous toutes ses formes (tribunes, témoignages, désobéissance civile, grèves, manifestations de rue, etc.). Et surtout, le bulletin lui-même ne se réduit jamais au pur choix d’un candidat auquel nous confions l’exercice de notre souveraineté collective sur notre propre devenir collectif. Il sert à exprimer des idées, des principes, une philosophie politique, des aspirations à long terme qui dépassent son « utilité » provisoire.

Emmanuel Mounier, concernant l’engagement civique, distinguait précisément deux pôles également respectables :

- le pôle proprement politique, dans le cadre des institutions républicaines, tourné vers l’efficacité immédiate, avec ses programmes, ses choix concrets, ses stratégies, ses compromis, etc., et bien sûr, le fameux vote « utile » qui est un vote résigné ;

- le pôle prophétique, qui regarde bien au-delà de cette immédiateté, pour poser des actes d’avenir, pour témoigner à temps et à contretemps, au nom des valeurs et de l’histoire de la nation, au nom de la représentation métaphysique qu’on se fait de son « être au monde ». C’était un peu ce que signifiait le général de Gaulle, lorsqu’il déclarait fonder ses décisions sur « une certaine idée de la France ». C’est à ce même niveau que se situaient les citoyens refusant que la France se dote de l’armement atomique, ou qu’elle soit devenue sur notre planète le quatrième marchand d’armes, ou que sa Justice maintienne encore, dans son arsenal répressif, la coutume barbare de la peine de mort.

Au vote utile, qui le plus souvent diffère le danger au lieu de s’attaquer à ses causes, j’opposerai le vote prophétique, qui peut consister justement… à s’abstenir.

*

Ce second pôle, notons-le au passage, ne vaut pas pour les seuls citoyens. Il vaut tout autant pour les élus qui briguent la magistrature suprême...

Il faut le rappeler à tous ces postulants qui ne semblent rechercher le pouvoir que pour conférer à leur personnage l’aura de « l’être président ».

Car qu’est-ce qu’être au pouvoir, dans la France actuelle : incarner le peuple souverain et faire vivre la triple devise de la République française ? Ou devenir enfin, saisi par une ambition aussi acharnée qu’infantile, Calife à la place du grand Calife !

À voir nos gouvernants tels qu’ils sont, on a le sentiment qu’ils placent le « pouvoir », au mieux, dans l’exercice d’une gestion, avec les avantages collatéraux (financiers et honorifiques) que ce poste flatteur leur apporte. Et rien d’autre. Ils ignorent que le vrai, le « bon » pouvoir se situe aussi et surtout dans l’Autorité éthique qu’ils doivent assumer, dans cet Impératif catégorique du « Bien » qu’ils ont la charge de faire advenir à leur pays. Dans ce progrès en humanité qu’ils peuvent faire faire à la communauté humaine qu’ils ambitionnent de conduire. Le pouvoir n’est rien s’il n’incarne pas cette autorité prophétique. Le vrai pouvoir est toujours celui d’un Moïse conduisant son peuple vers la Terre promise…

Pensons alors à l’Élu qui se retrouve face à lui-même, après la griserie du soir où il a rassemblé 20 millions de suffrages… Il se regarde dans le miroir où il s’est rasé la veille, et se demande peut-être tout à coup : mais qu’est-ce donc qu’être au pouvoir ? Non pas seulement : « Comment vais-je l’exercer ? » (il a pour cela des réponses, des slogans, des projets affirmés, des mesures annoncées, des équipes programmées). Mais bien : en quoi consiste ce « pouvoir » supposé être entre ses mains ?

Le voici aussitôt, même s’il ne se l’avoue pas, saisi de vertige. Le vertige de ce grand vide ignoré qui se cachait sous la vanité fugace du « devenir président ». Que va-t-il lui arriver ? Tout repose sur lui ! Il va jouer à l’Europe, il va aller (en conférence) de sommets en sommets ! Il dispose apparemment de la « toute puissance », rêvée depuis si longtemps ! Il va peut-être prendre conscience du fait qu’il ne devrait commander que pour servir ? Comme le pape…

Mais s’il ne comprend pas que son pouvoir n’a de sens que par l’Autorité qui lui échoit, qu’il lui faut discerner et cultiver en lui-même, et dont il doit répondre soir et matin, il risque fort de flotter au sommet qu’il vient de gravir, en songeant peut-être que son seul pouvoir est de parler pour faire croire qu’il gouverne…

Le voici donc qui parle, déclare, confère, lisant le plus souvent les discours que ses plumes écrivent pour lui. Il prend des mesures pour s’imaginer agir, lance des plans ceci ou des plans cela, s’aperçoit à peine des engrenages où l’a conduit son complexe de Calife. Il fuit en avant, sourd aux critiques qu’il ne supporte plus, et comme tous les malades du poison du pouvoir, se cherche de nouvelles doses pour calmer les insupportables effets pervers des doses précédentes.

Souvenons-nous. Les flottements de Giscard « pilotant à vue », les zigzags de Sarkozy gonflant la dette française, les oscillations cathodiques de la tête du Hollande annonçant crânement ses mesures indécises…. Tous n’ont-ils pas paru à un moment ou à un autre des naufragés du pouvoir, incapables d’incarner une Autorité authentique, prophétique, cette Légitimation qu’ils n’ont ni su ni voulu discerner, et sans laquelle tout pouvoir est à la fois irréel et arbitraire !

Que ne sont-ils restés derrière leurs charrues pour tracer leurs sillons !

*

Mais revenons au vote « utile », qui consacre malgré lui ces vanités présidentielles. La grande peur qui motive le « vote utile », toujours médiocre et résigné, c’est la perspective irréparable d’un vote qui serait pire, pour un parti pourtant reconnu comme républicain.

Que me dit-on ?

« Si tu ne votes pas Macron, Fillon, Juppé, ou tel autre opposé à Le Pen au second tour, tu favorises Le Pen par omission. Tu fais le jeu de l’extrême-droite. Souviens-toi de la nuit des longs couteaux et des camps de concentration : tu fais sombrer la France dans le nazisme.

— Vraiment ?

— La menace est là ! Rien à voir avec 2002 ! L’Extrême-droite est partout florissante en Europe ! En France, le danger est imminent. L’Europe risque de basculer ! Et tu votes blanc ? »

La chose est entendue : je suis un salaud. Pire ! Un salaud tranquille, un idéaliste inconscient, comme il y en a eu tant dans l’Allemagne des années 30.

Voici donc la thèse que j’oserais soutenir (discutable, bien sûr). Brève, rapide, globale, partielle et partiale.

1/ En 1992, la France ratifie (de justesse) le Traité de Maastricht. Le Marché devient la finalité de l’Europe. En privé, Jacques Delors estime que c’est un mauvais Traité, car le volet social y a été oublié, mais qu’il faut dire « Oui » quand même, ce qui stupéfie Jean-Claude Guillebaud : « [Je redoutais] que la myopie de Maastricht fasse le lit des replis identitaires de demain, et favorise le tribalisme haineux. »* C’est bien ce qui va arriver. Dix ans après, le Front National fait sa grande percée aux présidentielles. Conséquence évidente du malaise social engendré par l’Europe du « tout Marché », qui se moque du chômage massif et du dumping social qui déstabilisent « la France d’en bas ».

2/ En 2005, la France dit officiellement « non » au Traité Constitutionnel Européen, qui renforçait encore la domination des forces du Marché au sein de l’U.E. Mais ce que le peuple refuse, le Parlement le fait passer en 2008 ! La souveraineté du peuple est bafouée. Comme par hasard, le Front National est devenu le premier parti ouvrier de France. Le PS n’est plus du tout représentatif des classes d’en bas… Simultanément, ce qu’on nomme « l’extrême droite populiste » progresse partout en Europe.

3/ Dix ans plus tard, les mêmes causes produisant les mêmes effets délétères, le FN devient une menace électorale de premier plan. La population naufragée ne voit pas en quoi sa situation serait pire si le FN accédait au pouvoir, lequel envisage de proposer immédiatement un référendum sur l’Europe. Où sont les responsables de cette situation ?

Est-ce que cela a un sens de proposer un « vote utile » anti-Le Pen, alors que ce vote maintient le Système et la Logique de cette Europe qui a favorisé l’essor du Front National ?

Qui ose me parler de « vote utile », dans le cadre d’une Union Européenne telle qu’elle est, où la notion de Peuple souverain a cédé la place à la réalité des Lobbies dominants qui manipulent la Commission européenne ? Et où la maîtrise de la monnaie est passée des Nations aux Banques, loin, très loin, des citoyens ?

Savez-vous ce que c’est, réellement, que de légitimer par le « vote utile » un pouvoir établi dont la structure économique voue en permanence, six millions de citoyens français à la paupérisation et au chômage ? Dont la logique de « compétitivité » aboutit un jour ou l’autre à leur dire, dans notre société de marché pourtant si prospère : tu es de trop, mon ami ? Dont la loi, fondée sur « l’optimisation fiscale » des grands groupes et un dumping social largement facilité par « l’espace Schengen » sacrifie délibérément les petits prolétaires aux grands financiers.

Ce ne sont pas les « souverainistes » ou autres « populistes » qui ont fait le lit du Front National : ce sont les partisans de cette Europe telle qu’elle sévit.

Voter utile à l’encontre de ce parti, en renforçant ce système, c’est reculer pour mieux sauter, au risque de préparer la place à des forces d’extrême-droite bien plus dures, voire sanglantes, que celles qui se situent encore dans l’ordre républicain.

Le Songeur  (09-03-2017)


* Dans son essai Une autre vie est possible (2012)


NB: A noter que le Songeur présentant lui-même comme discutable sa position sur le "vote utile", le Webmaster s'empresse de préciser qu'il ne la partage pas. Les débats sont ouverts...


(Jeudi du Songeur suivant (124) : « RÉPONSE À BOBBY » )

(Jeudi du Songeur précédent (122) : « DES TRUCS POUR MOINS SOUFFRIR » )