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Feuilleton de l'été : le Cérébro-scripteur

— Épisode 16 —

Où l’on tente de remédier aux effets pervers du CRRS.

Le grand Communicant Urbain Cesfron prit sa respiration :

— Hum, fit-il, c’est embarrassant.

— J’en conviens, dit le Président.

— Personnellement, dit Urbain avec un sourire à demi entendu, étant profondément libéral, je n’ai rien contre les orgies jouissives agrémentées d’alcool et d’épices diverses, qui sont autant de pratiques innovantes, mais il me semble prudent de réserver ces voluptés aux élites raffinées, dites dominantes, dont nous avons la chance de faire partie : après tout, en groupe et en croupe, il est humain d’être animal. Mais s’agissant des classes moyennes, voire populaires, force est de constater qu’il leur faut une morale les protégeant d’elles-mêmes, de façon à stopper dès le départ toute dérive pouvant conduire à l’anarchie, c’est-à-dire à la guerre civile. Pascal ne dit-il pas : « La guerre civile est le pire des maux » ?

— C’est bien ce que je pense, dit le Président, en adressant une œillade approbatrice à l’ingénieur Félix, comme si Urbain venait de citer Jean-Pascal…

— La question qui se pose, poursuivit le grand Communicant, est donc celle-ci : comment concilier l’usage du CRRS et l’éthique citoyenne ? Comment maintenir nos ventes sans déséduquer les masses ? Voire en les rééduquant ?

— C’est exactement le problème, observa le Chef de l’État, se sentant enfin compris.

— Eh bien, je ne vois qu’une politique, estima le Ministre, laquelle peut donner lieu à deux séries de mesures, deux volets d’actions soutenues, si vous préférez, l’une de nature publique, et je pense à une vaste campagne de communication célébrant les vertus républicaines (liberté, égalité, chasteté), l’autre de nature privée, allant bien entendu dans le même sens, et qui ne déplairait pas à l’Église de France (quoique en demeurant strictement laïque), et je pense à la restauration de la Confession dominicale, ou quelque chose d’approchant.

— Je vois, dit le Président. Je vois. C’est très habile. La chose trouverait aisément sa place dans les Mairies. Un Conseiller municipal, choisi pour sa haute moralité publique, pourrait confesser courtoisement ses concitoyens, non sans faire usage du Cérébro-scripteur pour les aider à voir clair en eux-mêmes. Une massive production de confessionnaux relancerait la filière-bois, de sorte que tout le monde y trouverait son intérêt. Reste peut-être la nature des pénitences qui seraient infligées aux pécheurs endurcis, nos prisons sont déjà pleines, et je pense que…

— N’ayez crainte, interrompit Urbain, le grand Communicant ! Nous tiendrons évidemment compte des progrès de la psychologie des masses. Il s’agit non de punir, mais d’éduquer, et plus précisément, de rééduquer en permanence ceux que le CRRS aurait pour effet de déséduquer sans cesse. Comment cela ? Eh bien, en créant un corps de rééducateurs formés à la psy-kaka-nalyse (pardonnez-moi ce jeu de mots !) et aux sciences cognitives, lesquels réapprendraient à bien penser, chaque soir, tout citoyen qui se porterait volontaire, en échange d’une réduction d’impôts.

— L’idée est fameuse ! Ce serait un nouveau gisement d’emplois ! Il faut que j’alerte Le Ministre du Commerce et de la Culture ! Les bibliothèques, de moins en moins fréquentées, retrouveraient enfin leur vocation de Temples de la pensée ! Et comment, cher Urbain, appelleriez-vous cette nouvelle catégorie de fonctionnaires municipaux ?

— Mais, Monsieur le Président, vous venez vous-même de trouver cette dénomination : on les nommerait précisément les Templiers de la Pensée, ou de la Bien-Pensance, si vous préférez.


Le Chef de l’État ne put retenir un vaste sourire de soulagement, qui élargit passablement sa face ovale. Il tenait, pour de bon, une politique dont l’efficacité lui paraissait incontestable. Il en aurait presque oublié Jean-Pascal Félix, qui ne manquait pas d’avoir sa petite idée sur la question, mais attendait poliment d’être consulté.

Il y eut un silence où chacun imaginait comment concrètement mettre en œuvre cette politique.

L’ingénieur Félix, non sans maladresse, se permit de tousser. Le Président, s’apercevant de sa présence, s’efforça de l’interroger, avec non moins d’adresse :

— Et vous, bien cher Ami, vous n’avez sans doute guère d’autre idée à nous soumettre ?

— C’est-à-dire que j’aurais eu, le cas échéant, une vague suggestion, parmi d’autres, dans la mesure où, peut-être…

— Alors, dites, dites toujours, n’hésitez pas, fit le Président paternellement.

— Eh bien, si vous permettez…

— Je vous écoute.

— Nous pourrions peut-être envisager la mise en place, sur le Cérébro-scripteur, d’une sorte de filtre, comment dire, prophylactique.

— Prophylactique ?

— Oui, quelque chose qui freine l’émergence des pensées pulsionnelles, un peu comme les anti-virus font barrage aux « Spams » qui pleuvent sur l’Internet.


Il y eut un nouveau silence. Le Chef de l’État parut surpris. Le Ministre de la Communication, quelque peu décontenancé, plaça dans la conversation l’une de ses devises favorites :

— Savoir dire, c’est savoir taire. Et donc faire taire.

Le Président, que l’usage du CRRS avait fait progresser dans la connaissance de soi, poursuivit la réflexion :

— Mais comment, cher Monsieur, pensez-vous faire taire les multiples pulsions de l’espèce humaine ?


— Je vais vous expliquer, concéda avec hauteur Jean-Pascal Félix, qui n’oubliait tout de même pas son statut de génial inventeur du Cérébro-scripteur.



( à suivre le 6 août )

© Éditions de Beaugies, juillet 2014


( épisode précédent, 4 août )